« Ce qui vaut dans la musique est qu’elle témoigne de ce monde. » écrit Clément Rosset*. Cette valeur est menacée par l’industrie de la musique, les algorithmes des plateformes d’écoute en flux (streaming) et ceux des réseaux sociaux. Elle est de plus en plus asservie pour capturer l’attention, influencer et susciter l’« engagement », de préférence pécuniaire. Dans l’égocratie des réseaux sociaux, la musique est dégradée en plus-value sensationnelle, en 7 à 15 secondes (durée moyenne d’une vidéo sur Tiktok ou Instagram).
Être écouté·e en streaming est une loterie pour les artistes qui n’ont pas de notoriété ou de moyens de promotion (ou de tricherie*). Voir l’intégralité d’un album streamé reste un vague espoir. Quelques titres seulement obtiennent parfois un peu d’attention, majoritairement de façon incomplète, et d’autres jamais. La narration musicale tissée dans un album par le compositeur ou la compositrice est alors mise en pièces, explosée par la suprématie des playlists, des tops, des écoutes prescrites ou fragmentées par le zapping. Des heures d’écriture, d’arrangement, d’interprétation, de mixage, de montage (editing) poussées jusqu’à soigner la musicalité des silences et des pauses entre les titres ou au contraire des fondus enchainés afin de tisser une véritable continuité musicale et artistique, d’offrir un univers de voyage, tout cela vole en éclats dans l’indifférence générale. Pour l’artiste, l’œuvre est atomisée et tout s’effondre. Le deuil d’accéder à une économie de dignité en artiste-auteur ne suffira donc pas, il faudra aussi renoncer à l’espoir que son travail de création puisse être considéré, puisse exister sans être désintégré.
Comment trouver alors le courage de continuer à créer et produire de la musique enregistrée ? De donner à entendre de la musique de création qui vive l’aboutissement du processus œuvrier par une écoute réelle. Comment aujourd’hui à travers la musique être en relation humaine et poétique avec autrui en lui glissant doucement à l’oreille : « (…) pour moi aussi c’est la nuit »*** ? POL
(*) Clément Rosset – « La Force majeure » – Editions de Minuit – 1983
(**) Enquête France 2 – Musique : les faux chiffres du nombre d’écoutes sur les plateformes de streaming – 1/01/23
(***) Rainer Maria Rilke cité par Jean-François Angelloz – « Rainer Maria Rilke : l’évolution spirituelle du poète » – Paul Hartmann Editeur – 1936
RQ : je vous recommande le podcast de Cynthia Fleury « Reconquérir le courage » (2019)