Transcription de l’article paru dans la revue Place Publique n°33 -Mai-Juin 2012
Sous le nom d’artiste POL et sur des périodes allant de quelques heures à quelques jours, le pianiste-compositeur Paul Lyonnaz se déplace en résidence chez l’habitant à Nantes et sa périphérie. Lors de ces rencontres musicales et « intimes » chacun est invité à exprimer sa propre créativité (peindre, chanter, écrire, slamer, calligraphier, danser, cuisiner, lire, dire, etc.) bref, à créer en partage. Entre improvisation et composition, POL témoigne de son parcours en « itin’errance musicale » – nommé Résidence(s) – auprès de ces personnes qui font « pousser » la culture chez eux. Avec d’autres artistes membres du groupe Artistes & Entraide constitué en 2009 à Trempolino et avec la facilitation des Ecossolies , il s’est rapproché de citoyens nantais pour fonder et expérimenter le concept du PANIER CULTURE : la préfiguration d’un circuit court inspiré du principe de l’AMAP et portée par l’association AP3C Nantes.
Au début en 2007, Guy, un grand ami, me pousse à expérimenter mon désir de créer chez l’habitant. Je pose alors mon piano électronique tout près de la fenêtre ouverte de son appartement qui surplombe la rue de la Marne, quartier Decré à Nantes. J’entends ce doux contraste sonore entre « le frémissement de la rue et la quiétude de l’appartement, comme un (é)mouvant rideau de musique qui rend les murs et les structures invisibles. » comme l’écrit si bien Lionel alors assis sur le canapé dans le salon.
Maryse, une amie de Guy, me reçoit 15 jours après. Pour la première fois, elle sort son piano électronique dans son jardin, sous un beau prunus sonorisé par le chant printanier des oiseaux. En jouant à son tour, elle m’offre plus que quelques heures de création musicale en plein air. Elle me confie que c’est la première fois qu’elle joue au piano devant quelqu’un.
En réponse à ma petite annonce « Recherche petite résidence particulière avec piano chez l’habitant pour quelques heures », Christophe m’accueille 5 mois plus tard dans son atelier de peinture, sur la Butte Sainte Anne, un endroit lumineux où un piano blanc s’efface au milieu des gouaches et aquarelles. La vue est imprenable sur la Loire, la Prairie au Duc et sa grue Titan. Pendant que je joue, il peint sur sa mezzanine alors que quelques voitures passent devant les grandes baies vitrées.
Nicole se met à tricoter assise dans son canapé. C’est l’automne. La lumière dans son grand salon est douce et feutrée. Je suis tendu à mon piano. La musique originale ne vient pas. En se mettant ainsi à tricoter, Nicole, sans le dire, m’invite à lâcher prise. Quelques minutes après, un thème musical émerge et nous émeut. La maison de Nicole est neuve. Elle l’a faite construire en lisière de vignes à Vallet. La grande pièce principale a été pensée pour recevoir des artistes. Elle organise régulièrement des soirées spectacles avec ses voisins et amis (théâtre, chanson, marionnettes,..). Comme à chacune de mes résidences, je propose à l’hôte de donner un titre à ce moment partagé. Nicole choisit « Agora ».
A quelques jours de Noël, Nathalie, Stéphane, Oélia et Samuel transforment le salon de leur pavillon à St Herblain en un atelier de création. Ce dimanche après-midi froid et pluvieux, parents et enfants laissent leur créativité s’exprimer simplement, sans fausse pudeur et avec talent en interaction avec la musique improvisée. Chant, écriture, peinture, les âmes bouillonnent et les expressions se croisent, se rencontrent, vibrent ensemble. Les peintures de Stéphane et de sa fille Oélia ressemblent à des volcans de couleurs.
Franck est pianiste. Il me raconte qu’il a perdu son statut d’intermittent et se prépare à prendre sa retraite. Il a trouvé ma petite annonce à la médiathèque de St Sébastien-sur-loire. Derrière la façade commune de sa maison, j’entre dans un lieu magique. Passionné de Thaïlande, la maison foisonne d’objets asiatiques. Franck s’assied tout près du très beau piano à queue Kawaï auquel il me donne accès comme on présente un ami très cher. A l’écoute, il vit la musique improvisée qui émerge de mon jeu de mains. Il ferme parfois les yeux et se balance doucement. Je suis ému. Quelques heures après, je quitte Franck le cœur serré et avec la sensation physique du décalage horaire.
A Clisson, 3 mois plus tard, Elise m’offre la puissante source de créativité que sont les sculptures en pierre de son défunt compagnon Gaétano di Martino. Après une exposition à la Garenne Valentin, ce « casseur de pierre » napolitain s’était installé dans la région et avait planté plusieurs de ses sculptures dans son jardin. Dans le grand sous-sol de la maison, nous réunissons quelques sculptures pouvant être déplacées. Elise me permet de projeter sur un des murs des photos du parcours d’artiste de son compagnon. L’intensité de l’énergie tellurique et humaine qui se dégage de l’endroit et des oeuvres en marbre ou en travertin de Perse me fait tanguer à mon piano. J’ai la sensation de vivre une véritable initiation au cœur d’un temple artistique. J’en ressors transformé et lié à de nouveaux thèmes musicaux.
Créer dans l’intimité d’un mariage est une situation extraordinaire. C’est bien la proposition que me font Laurence et Jean-paul qui se marient en été à Mouzillon. Craignant d’abord que ma venue soit confondue avec l’animation piano-bar du cocktail, j’hésite à décliner la proposition. Heureusement, je comprends rapidement que ce couple veut faire de leur union un moment unique. L’art, la musique, la création en sont pour eux le symbole le plus fort. Il m’est impossible de raconter l’intensité des émotions ressenties encore aujourd’hui à un tel niveau de partage et d’intimité.
La première fois que je la contacte, Yoko ne comprend pas bien ce que j’ai l’intention de faire. Cette calligraphe japonaise installée à Rezé depuis plusieurs années cache derrière la réserve raffinée que l’on connaît de la culture nippone, l’énergie bouillonnante d’une artiste généreuse, aventureuse. Au milieu des rouleaux de papier et de l’encre de chine, Yoko est penchée sur la table de sa petite cuisine. Son pinceau effectue des mouvements précis mais je sens qu’ils sont vécus dans le relâchement. Nous sommes reliés. Je crois qu’elle prend du plaisir à vivre cette rencontre impromptue entre musique et calligraphie. Miki, une de ses amis dessine discrètement dans un petit coin de la cuisine. En souriant, elle parle parfois avec Yoko en japonais. Sa sensibilité discrète et ses dessins me touchent. En rentrant le soir chez moi, là encore, je ressens le jet lag.
Dans le quartier Egalité à Nantes, pas très loin des anciens locaux de Trempolino, une famille a investi tout son temps et ses modestes économies dans la transformation d’une ancienne discothèque en loft. Nous sommes en décembre. Les trois enfants de Claire et Dominique sont fascinés par la nouvelle vue du piano familial que nous avons ouvert pour l’occasion. L’anatomie et le jeu du mécanisme de ce piano sont spectaculaires. Au milieu d’invités connus et inconnus, entre improvisation culinaire et dégustation de vin, pas loin du babyfoot et de l’ancien comptoir, tout près du jardinet intérieur, j’improvise plusieurs heures dans une sorte de brouhaha créatif sans voir le temps passer.
6 mois passent.
Alors que j’improvise une valse, Flora se met à rire à l’autre bout de la pièce. Elle vient de dessiner un nouveau personnage dans son univers de dessinatrice : un lapin en tutu. Elle commence à le reproduire assis dans une soucoupe volante. Sa mère, Anne, l’avait conviée à nous rejoindre le temps d’une résidence d’après-midi dans le grand salon de sa « folie nantaise », une grande bâtisse posée en campagne à 20km au sud de Nantes. Le piano à queue est ancien mais en parfait état. Stéphane, un de ses amis qui m’avait reçu en famille à St Herblain quelques mois plus tôt, est de la partie. Le vent souffle fort et les nuages filent à grande vitesse dehors. Anne peint un magnifique tableau à dominante bleue.
Le mois suivant, Catherine et son compagnon me reçoivent dans leur maison, quartier Chantenay. C’est l’automne. Ils allument la cheminée pour la première fois de l’année et m’invitent à poser mon piano électronique tout près. J’assiste en musique au bonheur simple de boire du vin et discuter entre amis. C’est si bon.
Marie-line découvre ma sensibilité, ma musique et ma démarche alors que je jouais sur le piano de la médiathèque de St Herblain un jour d’ « errance ». Professeure de piano, elle décide d’organiser une résidence chez elle à Sautron. Elle partage son beau piano quart de queue et plusieurs amis sont là. Yoko, Miki, Stéphane, Oélia nous ont aussi rejoins. Le grand salon classieux bourgeonne de petits ateliers de création et j’embrasse tout cela en créant des musiques fondues dans les conversations enjouées. Lionel est toujours là depuis le début du parcours, à chaque résidence. Stylo et appareil photo à la main.
6 mois passent encore.
Sophie a une voix fragile et touchante au téléphone. Elle a découvert ma petite annonce et me demande si je donne des cours de piano. Elle a envie de s’y remettre. Je lui explique que ma démarche ne consiste pas à donner des cours mais à venir créer chez les gens. Je sens qu’elle n’a pas encore tout à fait compris mais elle se laisse emporter par sa curiosité en me recevant dans son modeste appartement à Nantes en Sud Loire. Sa sœur et sa mère sont là. Nous ne sommes que tous les quatre. Sophie accepte de lire en musique de très beaux poèmes qu’elle avait écrits il y a plusieurs années. Sa sœur reproduit un portrait de Corto Maltese au fusain. Après avoir vaincu sa timidité, Sophie joue à son tour sur son piano électronique. Elle joue du Satie. J’adore. Puis, elle pose devant elle la partition de Song for guy d’Elton John, le tout premier morceau que j’ai appris à jouer en le déchiffrant seul à l’oreille quand j’étais enfant. Quelque chose est en train de se boucler. Je pense à Guy et son appartement d’où mon parcours a débuté trois ans plus tôt. Qui aurait cru que je voyagerais autant depuis sa fenêtre ?
De façon irrégulière, lente mais constante, je vis depuis 5 ans une aventure humaine et artistique qui témoigne de l’existence de personnes qui conçoivent la culture non pas uniquement comme un produit à consommer mais aussi voire surtout comme un bien culturel, un espace-temps à partager, en proximité et chemin faisant avec les artistes, et parfois même en créant avec eux. Dans leur salon, dans leur cuisine, dans leur jardin, ces personnes font pousser leur culture et révolutionnent la représentation même de l’habitat qui, selon eux, doit donner la possibilité de faire place publique chez soi. Pour le musicien-compositeur que je suis, ces rencontres laissent l’impression profonde et troublante que ce n’est plus moi qui travaille la musique mais bien la cité et la musique qui me travaillent. Une rencontre musicale en émergence de soi qui me rend digne et me fait penser à cette belle citation de Paul Ricoeur : « Je reconnais activement quelque chose, des personnes, moi-même, mais je demande à être reconnu par les autres. Et si par bonheur il m’arrive de l’être, la reconnaissance devient gratitude. »POL