Donner un concert. Quelle jolie expression pour partager la musique !
Mais en réalité, « à qui ? » et « où ? » donner un concert est une autre paire de manches. Et puis, il n’est pas simple aujourd’hui d’accéder à un piano acoustique.
Ce samedi 28 septembre 2013, c’est avec cette idée farfelue d’offrir un mini-concert à qui voudra que je suis tombé du lit avant les aurores. Et puis, l’envie de repartir en « itin’errance » se fait sentir depuis plusieurs semaines. [Cf. Errance(s) #1 – J’ai mal aux jambes et Errance(s) #2 – Les Acacias Bleus]
Après quelques heures de tergiversations, je me décide enfin à faire un sac dans lequel je transporterai mon vidéoprojecteur. Je m’imagine partager aussi des images… chez l’habitant.
Il est déjà midi quand je quitte mon domicile harnaché comme un randonneur. J’ai sous-estimé le poids combiné de l’ordinateur portable, du vidéoprojecteur et du câblage. Il fait lourd et humide et la pluie menace déjà. Renoncer me traverse l’esprit quelques secondes mais l’excitation me donne le tempo de marche jusqu’à l’arrêt du busway. Nous échangeons quelques messages par texto avec ma compagne durant le trajet. Je ressens qu’elle m’encourage… elle sait combien le doute me taraude souvent quant à ce projet musical Résidence(s) si difficile à valoriser mais si riche. Je m’en remets à son conseil de commencer par me rendre à Trempolino près des Machines de l’île. Je ne suis pas vraiment convaincu mais je reconnais que chercher des facilitations pour rencontrer un accueillant pour un mini-concert est tout de même une idée pertinente. Je ressens encore à distance son amour qui me soutient dans mon idée farfelue. C’est bon de ressentir cela, cette confiance instillée pour nourrir une graine de folie dans ce monde si peu aimable.
Avant de récupérer le tramway et d’aller narguer l’Eléphant, je m’arrête dans le quartier Madeleine-Champs de Mars-Olivettes. En passant devant l’ancienne usine LU, j’entre dans le quartier et marche à travers les petites ruelles et squares. Comme pour me confirmer que je ne marche pas seul, une enseigne m’interpelle : « Je n’aime que toi ».
Plus loin, cachée derrière un terrain de basket, une fresque en graffiti m’interpelle. Le mélange du style urbain et traditionnel est vraiment réussi.
Un grand black à casquette m’interpelle ne me demandant si j’ai une cigarette. Je ne fume pas. Nous discutons deux minutes. Il se met à rire lorsque je lui demande s’il est du quartier. « Je suis ici en touriste. » me répond-il sur un ton ironique et en m’accompagnant quelques mètres. Lorsque je lui explique ma démarche d’offrir un mini-concert chez l’habitant et un peu mon parcours, il n’a pas l’air très surpris. Poliment, il me dit en bifurquant vers une autre rue que s’il a « vent de quelque chose » il me fera signe si je repasse dans le quartier. L’ambiance est trop calme à mon goût et la pluie menace. Je décide de rejoindre le tram pour me rendre à « Chantiers Navals ».
En traversant le pont Anne-de-Bretagne, je suis étonné de voir qu’il y a autant de touristes à cette période et en cette journée maussade. Deux couples d’anglais probablement sexagénaires marchent non loin de moi. Ils sont habillés comme en été. Pourtant, le vent transporte l’odeur de la pluie imminente. Je presse le pas et me réfugie juste à temps sous les nefs en frôlant l’Eléphant encore « endormi ».
Quelques badauds déambulent dans cet espace immense et couvert. Une exposition d’orchidées s’est installée au coeur du site mais elle n’est pas assaillie par les visiteurs. Au bout des nefs, j’arrive au blockhaus qui fait socle au bâtiment des nouveaux locaux de Trempolino. Aujourd’hui, c’est bourse aux instruments. J’entre dans le lieu, neuf et moderne, avec le souvenir que j’ai été longtemps très impliqué dans cette association consacrée aux musiques dites actuelles. Un jeune homme en baggy, calçon blanc à pois verts et barbe à la mode m’accueille très poliment : « on peut vous renseigner » ? Ça me fait bizarre. Aurais-je vieilli si vite et ai-je si peu l’air d’un musicien pour qu’on m’accueille ainsi ? Je comprends vite qu’il s’agit d’une nouvelle recrue dans l’équipe de Trempolino. Il m’explique que j’arrive trop tôt. Que la bourse aux instruments ne commence que dans une heure… et qu’il n’y a plus qu’à faire un tour dans le quartier en attendant. Pas envie.
Je reprends la direction du centre ville à pied, sous une pluie drue. Je m’arrête sous l’immense préau du Tribunal de Nantes pour mettre une casquette et installer la housse de protection de mon sac à dos. Je me marre tout seul en réalisant qu’elle est de couleur jaune canari… difficile de faire plus discret.
La passerelle Victor-Schœlcher m’amène à la petite Hollande. Les maraîchers plient leurs stands. La pluie se calme et la place embaume le poisson. La faim m’invite à pousser jusqu’à place du Commerce. Résistant à la tentation sucrée et lipidique du Mc Do et surtout à la perspective de marcher avec des lourdeurs d’estomac, j’opte pour une pita végétarienne à la farine complète et une eau gazeuse dans un « bouffe-vite » à côté. Je la mange sous une pluie parsemée. Il fait lourd et pas assez froid pour porter un vêtement de pluie sous peine de vivre cette sensation désagréable de la moiteur.
J’erre dans les rues piétonnes déjà envahies par de nombreuses personnes, un samedi entre midi et deux…
J’ai beau observer les gens… je ne trouve aucun ancrage humain me donnant le courage d’aller à la rencontre et exprimer mon envie d’offrir un mini-concert. Je suis en train de me débiner.
Devant un café en terrasse couverte rue Scribe, me vient l’idée d’aller à l’espace Cosmopolis qui reçoit actuellement la manifestation « Itinéraires Nantes Japon 2013 ». Un peu avant l’été, Yoko Watasé et moi-même avions proposé une performance Calligraphie & Musique pour cet évènement. Cela n’avait pas aboutit pour des raisons économiques mais l’accueil de l’équipe avait été très agréable. J’assiste d’abord à une conférence démonstration de Furoshiki – la technique ancestrale de pliage de tissu – animée par Aurélie Le Marec. Puis, je prends le thé avec Mademoiselle Aïké – une amie de Yoko. J’avais déjà entendu parlé d’elle à la Maison Akabi où j’avais découvert une exposition de calligraphie japonaise de Yoko. Je m’attendais à rencontrer une japonaise. En fait, Aïké est d’origine africaine. Passé l’étonnement, je ressens le rayonnement d’une beauté puissante mais contenue de sobriété… japonaise : un parfait métissage du raffinement japonais avec l’énergie solaire des terres d’Afrique. Aïké a co-fondé la Maison Akabi et elle enseigne Chanoyu – la cérémonie japonaise du thé.
Je passe un moment juste parfait : doux et savoureux comme le thé vert Kukicha qu’Aïké m’a offert. La réapparition des souvenirs de lecture des romans de Eiji Yoshikawa emporte définitivement mon imaginaire au Japon. Quel bonheur !
Remettre mes chaussures et mon lourd sac à dos me font revenir sur terre et me connecter de nouveau à ma quête. Il est presque 17h00 et je suis bien loin des perspectives de donner un mini-concert ce soir. Aïké m’a bien conseillé d’aller voir au bar le Pickwick’s non loin puis à La Rigolette – rue de Verdun – mais à part un flipper et des jeux de fléchettes, il ne reste aucune trace de piano acoustique dans ces lieux.
Après une heure de marche sous une petite pluie dans les rues piétonnes du vieux Nantes, je finis assis au bord de la fontaine place Royale au milieu des pigeons. Je n’ai pas trouvé le courage d’aborder les passants. Une petite fille « Rose » – âgée probablement d’à peine 2 ans – court après l’un deux. Un spectacle drôle et touchant qui m’occupe pendant une demi-heure. Ses parents l’interpellent régulièrement depuis une terrasse non loin dès qu’elle s’échappe. Assis-là, un sentiment de tristesse m’envahit, une sensation d’échec. Le soleil couchant est parvenu à percer quelques nuages et caresser quelques minutes les grandes façades de la place Royale. Je pourrai rester là jusqu’à la nuit. A regarder les gens.
Courbaturé – avec un sac décidément trop lourd qui ferait hurler un guide de haute montagne – je repars vers le quartier Bouffay pour rentrer… penaud.
La place du Pilori est bondée mais je parviens à me faufiler vers la rue du Château. Nonchalant, je « lèche » un peu les vitrines et mon regard croise celui d’une vendeuse qui baille. Nous sourions l’un et l’autre de ce moment de fatigue dévoilé et presque partagé. L’enseigne du magasin : « Made in Nantes – Picktoshop ». Je fais demi-tour… et ose entrer. C’est une boutique de cadeaux et créations nantaises. Amusée, la vendeuse me regarde entrer, un peu badin.
« Bonsoir. J’ai eu envie de venir voir… » dis-je.
Sourire.
« En fait, j’ai lu Made in Nantes sur l’enseigne et ça m’a interpellé… je suis pianiste-compositeur et je suis parti de chez moi ce matin avec l’idée farfelue d’offrir un mini-concert à qui voudra. Depuis quelques années, j’ai fait une vingtaine de résidences pour créer de la musique au piano chez l’habitant. J’ai aussi quelques images… mon vidéoprojecteur dans le sac » j’ajoute en montrant mon sac avec mon pouce orienté.
– Ah… d’accord dit la jeune femme. Elle est amusée mais je la sens toujours à l’écoute.
– Vous connaîtriez quelqu’un que cela pourrait intéresser ? » finis-je par ajouter.
Une pause s’installe. Elle est pensive puis prononce :
– Et si c’est dans un restaurant, ça marche quand même ?
– Oh… pas de souci… euh… où est-ce ?
– Ma soeur tient un restaurant pas très loin d’ici mais il faut que je l’appelle avant… tu sais à cette heure-ci elle doit être très occupée. Je ferme ma boutique et je vais l’appeler. As-tu quelque chose pour me faire écouter ?
– Euh… as-tu Internet ?
– Oui. ». Et elle va chercher un ordinateur portable en arrière boutique.
Je lui donne les coordonnées d’accès à mon site Internet www.polmusic.fr et mon numéro de portable et nous nous quittons avec sa préconisation d’attendre qu’elle m’adresse un texto pour confirmer si je peux passer ou pas à La Pie Colette, le restaurant de sa soeur, rue Maréchal Joffre.
Heureux de cette rencontre et dans l’expectative, je marche lentement en revenant vers la place du Bouffay. Le jour décline et en arrivant sur la place, je découvre une machine étonnante, posée en plein milieu de la grande place : l’aéroflorale.
Le monde de Jules Verne est devant mes yeux et cette hybridation machine/végétal de plus de 15 m de haut est vraiment bluffante. Emerveillé, je fais le tour de la place en admirant cette nouvelle création de la Compagnie des Machines de l’Île. Puis, impatient, je commence à me rapprocher de la rue Maréchal Joffre en passant par la fête foraine. Le ciel a pris une couleur un peu rosée, un peu barbe-à-papa. Mon mobile vibre dans ma poche. Un texto : « Le Restaurant n’est pas ouvert ce soir… Mais passe quand tu veux un midi en semaine… bonne soirée… Céline ».
Pas vraiment déçu, je décide d’aller voir tout de même sur place. Le lieu – La Pie Colette – semble original et accueillant. J’y retournerai.
Les courbatures se font de plus en plus ressentir. La nuit tombe. Mais je n’ai pas envie de renoncer et je décide d’aller au Lieu Unique pour peut-être grignoter un truc. A peine entré, je sens que l’ambiance ne me convient pas et je ne reste pas. L’envie de rentrer se fait plus marquée. Je décide néanmoins de me donner une dernière chance en revenant dans le quartier Olivettes que j’ai abordé en premier ce matin.
Il ne pleut plus et il fait doux et un peu frais. Après 100m dans la rue Fouré… je suis soudain surpris de voir, par la porte ouverte de la vitrine d’un restaurant, un piano rouge. Insolite ! Jusqu’ici, je n’avais jamais vu un piano droit de couleur rouge. Amusé et affamé, je décide d’entrer dans ce restaurant : « Le Coup Fourré ».
Au premier abord, l’ambiance verdie et la carte font assez classique. Mais rapidement, je découvre qu’il n’y a pas que le piano qui fait l’insolite du lieu. Le jeune chef de rang qui se tient au bar parle fort et dirige ses serveuses avec professionnalisme. Rien de particulier vous me direz, à ceci près que son look tire vers le gothique – barbe et queue de cheval, habillé d’un tee-shirt noir & d’une paire de Rangers. Le bracelet vert fluo Hellfest au poignet fait touche finale.
Alors que je lui demande si le piano fonctionne et qu’elle me répond par l’affirmative, une des serveuses me propose de m’installer à côté du piano. Content, j’accepte. Lorsqu’elle repart, je remarque qu’elle porte des Doc Martens… le reste de sa tenue étant de style tout à fait classique.
Une autre jeune serveuse court un peu partout et manque à deux reprises de tomber dans les petits escaliers montant de la salle de restaurant vers le bar. Le restaurant n’est pas vraiment bondé mais je comprendrai plus tard que peu de temps avant il y a eu un « coup de bourre ». De nombreux clients sont venus manger avant d’aller au concert de Jacques Higelin qui a lieu tout près à la Cité de Congrès. C’était pas prévu. La serveuse « joggeuse » arrive près de moi et pose bruyamment un grand tableau noir sur le piano à ma gauche. Je sursaute.
« La carte. Vous voulez prendre quelque chose pour l’apéritif ? » dit-elle essoufflée, le front perlé de sueur et en prenant son calepin. Interloqué et sans avoir lu la carte, j’opte pour un Saint Emilion au verre sans réfléchir. Ne pas la retarder fait évidence. Elle repart sur le champ.
La cuisine est traditionnelle mais là aussi… au milieu du classique poisson ou de la viande rouge une proposition « par le chef » marquée à la craie verte : « Burger fourré ». La proposition m’amuse et j’y souscris. Le résultat sera cependant un peu décevant en bouche… tout comme le Saint Emilion.
Durant tout le repas, je scrute le piano. Impossible d’identifier la marque bien que sa morphologie soit assez conventionnelle. Mystère. Je ne parviens pas à finir ma tartelette au citron… qui à l’évidence est de facture industrielle, bourrée de graisses et de sucre ajouté.
Je finis par me décider à demander au barman « gothique » si le piano est accordé.
– « Pas vraiment. Mais le pianiste qui vient de temps en temps dit que ça fonctionne, que ça gêne pas. » me répond-il après un « qu’est-ce que je peux faire pour Monsieur ? » lancé sur un ton harangué que probablement toute la salle et la terrasse aura entendu.
J’échappe un « Ah… » en même temps qu’une grimace que je tente de masquer immédiatement.
– « Si vous voulez essayer… pas de souci… vous me dites et je coupe la musique quand vous voulez » ajoute-t’il sur un ton sympathique.
Je me dis qu’il serait vraiment idiot de ne pas jouer un peu après toute une journée à marcher avec un sac de 15 kg sur le dos. J’accepte et m’installe après avoir demandé poliment si je pouvais enlever la carte dessus. En quelques foulées, la jeune serveuse prend les devants… toujours essoufflée et en sueur.
Palatino est la marque de ce piano. Je ne connais pas. Proche du piano, la couleur rouge laqué finit par se faire oublier. Je joue rapidement une à une les touches blanches. C’est confirmé, le piano est désaccordé mais pas de façon catastrophique. Je tire le tabouret, m’assoie et me lance dans Nanto… le premier morceau de mon concert. Le toucher est lourd et flasque… peu sensible et la pédale de sustain ne parvient pas à donner de la tenue et de la profondeur au son. Malgré tout, la musique trouve un équilibre. Il faut dire aussi que cela fait plusieurs semaines que je n’ai pas joué et je suis un peu rouillé.
Je ne sens aucune manifestation des personnes de la salle. Le brouhaha des conversations reste assez fort. Une jeune femme applaudit, seule, après avoir entendu D’ici la ville. Je la remercie d’un sourire un peu gêné. Après 7 à 8 morceaux et voyant que je commence à faire de fausses notes en plus de celles désaccordées, je décide de m’arrêter.
Le patron-barman-chef-de-rang « gothique » me remercie en m’offrant un 2ème verre de Saint Emilion. En revoyant le bracelet vert, je n’ose pas refuser.
« C’est marrant, à un moment, ce que vous jouiez m’a fait pensé à la musique de la série Dr House. » exprime-t’il en sortant la bouteille de Saint Emilion… du seau à glaçon à sa gauche. Ma culture télévisuelle étant quasi-nulle quant aux séries TV, je ne comprendrai que plus tard qu’il parle de la reprise « Tear Drop » de Massive Attack que j’ai effectivement incluse dans les musiques jouées ce soir.
Je quitte le restaurant à 22h45. Epuisé, je rentre en bus avec la satisfaction mitigée mais réelle d’avoir atteint le but de la journée. Rien de glorieux mais une réponse concrète à cet élan premier et simple qui fait sens et dignité pour un pianiste-compositeur : donner un concert.