De la musique pour automates ?

LETTRE OUVERTE

Vue de "La machine à gazouiller",  œuvre du peintre Paul Klee (1922)
« La machine à gazouiller »
Paul Klee (1922)

Depuis plusieurs années, la création musicale et sa valorisation sont asservies aux industries dites culturelles et créatives (ICC). La musique est devenue un flux numérique, de plus en plus automatisé par la dite intelligence artificielle générative (IAg). La déshumanisation et la dégradation de la biodiversité culturelle font l’objet d’un déni tout aussi grave que celui qui frappe la dégradation de notre environnement. 

Le capitalisme dérégulé, libertarien, autoritariste, au profit des plus riches, se déchaîne avec une rare sauvagerie, totalement débridée, hors la loi, antidémocratique, immorale. 

La France, ce qui reste de nos services publics et même nos collectivités territoriales sont désormais gérées comme des entreprises (rationalisation, optimisation, rentabilité, externalisation, automatisation, remboursement de la dette, etc.). Les politiques culturelles sont devenues des plans stratégiques pour développer le tissu entrepreneurial culturel avec retour sur investissement en rayonnement (du patrimoine) et en développement de l’économie (touristique) des territoires (ex. Le Voyage à Nantes, Les Folles Journées, Le Puy du Fou). Le Pass Culture permet d’acheter des places de cinéma pour des blockbusters et de réserver un Escape Game.

La confusion entre divertissement et art semble ne poser aucun problème aux gouvernants et gouvernantes, mais aussi à la plupart des gouvernés. Et au gré d’ambitions politiques et d’une idéologie réactionnaire, qui une présidente de Région, qui un ou une ministre, etc., peut décider de couper brutalement des subventions et faire effondrer tout un pan d’activités culturelles et artistiques sur un territoire. En quelques semaines, on peut ainsi détruire plusieurs dizaines d’années de construction d’un tissu culturel local. Pendant que des milliards abondent des Plans d’Investissements pour l’Avenir (PIA) afin d’accélérer la réindustrialisation et l’innovation en France, il a été de fait décidé d’abandonner les artistes(-auteurs) et de faire de la Culture une variable d’ajustement. Plus inquiétant encore est la menace qui s’étend progressivement sur la liberté d’expression.

Au total, le travail de création artistique et les humains qui l’incarnent se sont enfoncés dans l’invisibilité et l’indignité. Quant à la musique, tout le monde (y compris les IAg) se sert, s’en sert et exploite ce qui a été créée par des personnes humaines, sans contrepartie ou si peu. Les promesses du web 2.0 et des réseaux sociaux se sont transformées en océan informationnel chaotique et addictif, un grand asile numérique où les prescripteurs et influenceurs chassent et capturent l’attention des internautes pour « monétiser », avec l’appui d’algorithmes aux effets psychotropes puissants et délétères.

En témoin et acteur des mutations du secteur depuis la fin des années 90, je ressors tabassé par l’injonction permanente de s’adapter, pour au final constater que tout ce que l’on a investi d’humain pour œuvrer malgré les fluctuations et les bouleversements ramène à un constat : tout à changé, mais rien n’a changé.

La visibilité est pour celles et ceux qui sont déjà visibles et qui disposent du capital techno-numérique, social et financier pour l’être et le rester. Les financements et aides vont à celles et ceux qui sont déjà insérés et peuvent attester d’un niveau de revenus éligible à des soutiens, faisant reconnaissance du caractère professionnel de leur activité. Les autres recevront une bouffée d’indignité et des bouées en action culturelle pour ne pas sombrer. Les inégalités de chance d’insertion et de viabilisation de son activité entre l’Ile-de-France et la province persistent de façon criante, démontrant l’inefficacité et/ou le manque de volonté de rééquilibrage, de péréquation effective.

Dans cette réalité qui dure et se durcit, des artistes-auteurs et -autrices tiennent malgré tout. Ces femmes et ces hommes continuent à œuvrer, accrochés à l’essentiel, à ce qu’il y a de vital dans l’exercice et le partage de la création, à ce qui fait civilisation.

Réduire la créativité à des algorithmes et des processus rentables, c’est rompre la relation intime, mystérieuse et incontrôlable qui, à travers l’œuvre, bouleverse nos cœurs, nos esprits et nos âmes, et nous trans-forment. C’est grave.

Par cette lettre ouverte, j’annonce haut et fort que je vais résister de tout mon être pour continuer à créer et partager de la musique humaine, pour les humains. Et en gardant la tête haute, au-delà de l’espoir qui ne fait que nous maintenir en état de sidération pendant que l’industrialisation s’accélère, je vois à l’horizon ce qui fait ouverture et action : tout reste à construire, ensemble. Vive la musique de création ! POL

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