Bien sûr que non, mais un sentiment de culpabilité m’habite alors que je reconnais que je n’avais tout simplement pas envie de jouer ces derniers temps.
Ce matin, c’est différent. je me lève avec une boule au ventre et un désir viscéral de jouer. Non pas d’aller m’enfermer dans mon slab° (mon home-studio) mais de partir à la rencontre de Nantes, là où un piano voudra bien m’accueillir.
Il fait encore frais mais la journée s’annonce indo-estivale. Je dépose mon fils à l’école puis Busway jusqu’à la place Foch. Je remonte le long de la cathédrale vers le quartier Decré et déambule dans le quartier Bouffay.
Les questions m’assaillent. Comment aborder les gens ? « Bonjour, tu me prêtes ton piano ? » . Non c’est trop familier et puis les gens vont probablement prendre peur. Je les comprends. Il faudrait plutôt leur expliquer ce que je cherche à faire : « bonjour, je suis musicien-compositeur et depuis presque trois ans, je mène un parcours d’ » itinerrance » qui consiste à aller créer de la musique chez les gens. Avez-vous un piano chez vous ? ». En pensant cela, je réalise que rencontrer d’emblée une personne qui a un piano chez elle relève du fantasme. Il me faudra plutôt demander si elle connaît quelqu’un qui a un piano chez lui et qui accepterait de m’accueillir pour un petit quart d’heure. « Je suis dingue » me dis-je en traversant le cour des 50 otages.
Les rues piétonnes de ce côté-là sont relativement calmes ce lundi matin. Plusieurs fois, je croise des gens aux visages sympathiques. J’ai très envie de les aborder mais je n’ose pas. Pourtant le sourire et le regard échangés expriment clairement un grand « Bonjour, vous allez bien ? Il fait beau aujourd’hui hein ? » Trop tard, la personne est déjà passée. Faire demi-tour pour l’aborder risquerait de faire émerger la peur de l’étranger. Je sens que les choses ne vont pas être aussi simples que je les imaginais en buvant mon thé à 4h du mat, en fantasmant sur des rencontres improbables qui pourraient se produire durant cette journée. Il va falloir y aller lentement. Prendre le pouls de la ville et des citoyens.
Je décide de me poser au Bar le Flesselles pour boire un petit chocolat chaud en terrasse en lisant un chapitre de l’ Autoportrait de l’auteur en coureur de fond de Haruki Murakami*. Le romancier nippon y livre son vécu de coureur de marathon tel un journal de bord où la course à pied est une métaphore du travail d’écrivain.
EXTRAIT : » Ecrire un roman revient à escalader une montagne abrupte, qui m’oblige à me battre face à la falaise et à n’atteindre le sommet qu’après des épreuves longues et difficiles. Vous êtes vainqueur ou vaincu. L’un ou l’autre, pas de milieu. Je conserve toujours en moi cette image lorsque j’écris.
Inutile de le dire, mais un jour vous serez vaincu. Avec le temps, le corps décline inévitablement. Tôt ou tard, il sera perdant et disparaîtra. Lorsque le corps se désintègre, l’esprit s’en va aussi (c’est le plus vraisemblable). Je suis tout à fait conscient de cela. Cependant, j’aimerais retarder, autant que je le peux, le moment où ma vitalité sera vaincue et dépassée par les toxines. Tel est mon objectif en tant que romancier. Par ailleurs, à ce moment-là, je n’aurai pas le loisir d’être surmené. Voilà la raison exacte pour laquelle, même lorsque les gens disent de moi : » Il n’est pas un artiste », je continue à courir. «
Il est déjà presque 10h30 et rien ne me rapproche de ma détermination du matin. Je paie mon chocolat en hésitant à demander au serveur « Vous ne connaîtriez pas quelqu’un qui a un piano ? » mais là encore la gêne me retient.
Je reprends les allées Brancas, traverse la place du Commerce et remonte vers la place Royale. De temps en temps ces visages souriants reviennent et me disent « vas-y demande moi ? » mais je n’y arrive pas. Presque honteux d’imaginer pouvoir aborder ainsi les gens sans les effrayer. Pourquoi est-ce si difficile d’aller vers l’autre ? Je ne lui demanderais ni une cigarette, ni du feu et encore moins de l’argent… juste un piano (rire). Je sais que ma demande intriguera autant qu’elle suscitera de la curiosité mais décidément je n’y arrive pas.
Je remonte la rue Scribe puis la rue Franklin. Je suis dans le quartier Guist’hau. Merde, j’ai marché sans réfléchir et me voilà en plein quartier bourgeois. C’est sûr, il doit y avoir des pianos dans les salons ici mais franchement cela ne m’inspire pas. Je passe devant une rom installée en position assis-plage au pied d’un horodateur. L’homme qui vient de prendre son ticket de parking lui donne sa petite monnaie. Ils n’échangeront aucun regard. Je n’aime pas cette rue et je prends la première perpendiculaire à gauche.
Je déambule dans des rues inconnues puis arrive au coin du lycée Guist’hau. C’est la pause clope et la cloche de la sonnerie appelle déjà le retour en classe. C’est dommage, il m’aurait été certainement plus facile d’aborder des jeunes. Je passe donc mon chemin. Quelques mètres plus loin, à droite, un grand panneau sur un portail annonce la Résidence des Poètes. Tel le randonneur qui a retrouvé une marque pour se repérer sur son chemin, je me dis que je suis quand même sur le bon parcours. J’ai mal aux jambes. Une rotation à 180° me donne une vue à distance sur une enseigne : Salle Vasse.
Je m’approche. Il s’agit d’un lieu culturel sous l’égide de la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles). On y donne des pièces de théâtre, des lectures publiques, etc. Les vitres sont sérigraphiées de textes d’auteurs auxquels je ne prête pas vraiment attention. Mécaniquement j’entre, comme aimanté. Un jeune homme est debout derrière le guichet et m’accueille avec gentillesse. Souriant, il écoute la présentation de ma démarche. Peu de questions. Il comprend vite de quoi il s’agit et simplement il m’aide à mettre en oeuvre sur le champ. Tout se passe simplement.
– « On a deux pianos. Ah non, pardon, le piano acoustique n’est pas encore arrivé. Par contre, on a un piano électronique. » me dit le jeune homme.
– « Oui, ben… euh… très bien… d’accord ». Je suis surpris que les choses s’enclenchent aussi vite et aussi naturellement. Un peu fébrile, je me propose d’aider au portage et au montage du piano alors rangé dans un bureau tout près de ce hall d’entrée au milieu duquel je vais m’installer pour cinq minutes d’improvisation.
Dans le bureau, une jeune femme se tient assise droite devant son ordinateur. Un bonjour murmuré et un regard fugace ; elle reprend sa besogne, l’air absorbée. Dans son dos, un homme grisonnant en jean et polo noir aux manches longues; le directeur de la salle peut-être ? Il nous laisse le passage pour extirper le carton du piano électrique fourré dans un coin du bureau exigu, il finit par demander au jeune homme. « C’est quoi ? » en tournant la tête ensuite pour me dévisager. Il ne m’a pas adressé la parole directement. J’ai envie de fuir.
Je lui explique ma démarche à savoir que depuis plus de deux ans, je mène un parcours qui consiste à aller créer de la musique au plus près des habitants de Nantes et son agglomération. Son visage devient moins froid. Il se tourne vers son jeune collaborateur qui écoutait l’échange.
– « Ah ! C’est culture en partage …. hein ?! » dit-il d’un ton que j’ai perçu comme ironique. Là encore, il ne m’a pas adressé la parole directement et il est déjà reparti dans son bureau. Le jeune homme est déjà en train de préparer la pièce en installant des tables et des chaises. Je comprends qu’un coin salon-café est installé habituellement dans ce hall, tout prêt du guichet. Je remercie le jeune homme pour tous ses efforts. Nous branchons le piano. Il allume les projecteurs du hall. Cela illumine la pièce ainsi que la fresque représentant un arbre jaune sur fond rouge. Je tremble en installant l’appareil photo pour capter une petite vidéo. Je sais déjà que le son sera exécrable mais j’ai envie de garder une trace. Le jeune homme se place à ma gauche souriant. Je n’ose le regarder. J’appuie sur la touche Prise de vue de l’appareil photo et me lance.
A peine fini, un sentiment de nullité m’envahit. Le thème qui est venu sous mes doigts n’est pas nouveau. Mal interprêté. Peu habité si ce n’est par l’angoisse. Je conclus l’improvisation avec un sentiment de honte. Pourtant, le jeune homme resté à ma gauche est toujours souriant, calme et je ne lis aucun désappointement sur son visage.
– « C’est original ce principe… » dit-il. Et il commence à m’aider à ranger. Cela me détend.
Je ne sais s’il a trouvé cela bon ou mauvais mais je comprends qu’il est séduit par le concept. Peut-être est-il artiste ? Peut-être comprend-il cette sensation de vertige qui vous envahit au moment de vous lancer dans la création ou du moins de tenter de s’en rapprocher ?
L’impro a duré moins de cinq minutes. Nous plions le matériel rapidement et je donne les coordonnées Internet de RESIDENCE(S). Je le remercie chaleureusement et me dirige vers la sortie. Moins chargé en adrénaline, en me rapprochant de la sortie, je finis par réaliser que le hall fait l’objet d’un expo sur le thème du jardin. Des mini-serres et des jardinières contenant des plans sont entrain d’y pousser. Je me souviens soudain que le thème musical que je venais de jouer évoqué pour moi un jardin d’enfants dans un parc. Je l’exprime au jeune homme qui est encore à mes côtés. Il me dit : « Oui, on entendait des enfants joués pas très loin dans la rue ». Il doit y avoir une école tout prêt. Je ne l’avais pas entendu jusqu’à maintenant. On s’échange un sourire et je me confonds en remerciements.
En sortant, je me sens heureux. Musicalement, c’est certainement pas brillant mais je suis fier d’avoir franchi le pas de l’inconnu.
Je reprends ma déambulation et arrive place Canclaux. Il est presque midi. Je remonte jusqu’au boulevard de l’Egalité. Il fait chaud et je sue. Mon sac est lourd. Je me demande pourquoi je trimbale mon ordinateur portable ainsi. Je m’arrête manger le plat du jour à la Cantine du Préfa de Trempolino et je reprends mon chemin assez rapidement. C’est décidé, cet après-midi je me rends quartier Bellevue à Saint Herblain, au Nord ouest de Nantes.
Il fait encore plus chaud qu’avant le repas et je sens déjà la transpiration. Cela m’ennuie. Je réalise que mes odeurs de transpiration seront probablement désagréables si je suis accueilli chez quelqu’un. Tant pis, je ne peux pas reculer. Mon sac pèse un peu plus et je commence à ressentir mon manque de sommeil de la nuit précédente. Le tramway m’emmène à Mendes-France/Bellevue. Le contraste urbain est saisissant. Je connaissais déjà ce quartier mais après avoir déambulé dans Nantes centre le matin même, j’ai l’impression d’être dans une autre ville, loin de Nantes.
Il y a peu de monde sur la grande place fendue par la ligne de tram. La plupart des commerces sont fermés. Là encore, quelques visages accueillants mais j’ai toujours pas le courage d’aborder les personnes. Je fonce vers un tabac-presse pour acheter Libération et de façon un peu abrupte, je lâche au comptoir « vous ne connaîtriez pas quelqu’un qui a un piano dans le quartier ? » Incrédule, la femme derrière sont grand comptoir me fait répéter et je lui explique ma démarche. Elle sourit et me répond avec un léger accent méditerranéen « Ah, non… je connais personne ». Je la remercie et ressort sur la place.
Je fais le tour et n’ose pas franchir des passages sous les lignes de bâtiments qui encadrent la place. Des petits groupes de jeunes hommes en survêtements et lunettes discutent adossés aux murs ou dans les entrées de bâtiments. Je les suspecte d’être peu fréquentables et prends mes distances tout en reconnaissant que mon raisonnement est stupide. Je ne connais rien d’eux et seuls mes a priori en font des personnes inaccessibles. Franchement lâche, je me rapproche du centre socio-culturel le plus proche : La Bernardière.
Il est 13h00. C’est fermé. Je fais le tour et tombe en rez-de-jardin sur la cafétéria du foyer d’insertion du quartier. Trois femmes quarantenaires discutent sur le parking. Je les aborde poliment et avec assurance. Elles me coupent rapidement mon laïus en m’expliquant qu’elles sont en formation ici et qu’elles ne savent pas. L’une d’entre elles m’invite à entrer dans le foyer pour rencontrer un « permanent ».
Une jeune femme blonde à la voix douce m’écoute avec beaucoup d’attention. Elle écoute avec attention puis me dit qu’elle va demander à quelqu’un. Elle se rend dans la salle du réfectoire où se donne le déjeuner, aborde une femme accoudée à table. En face d’elle deux autres femmes du même âge approximativement. On m’invite à m’asseoir auprès d’elles et la jeune femme blonde nous laisse.
Le visage et le timbre de voix de ces femmes racontent des parcours de vie difficiles et probablement l’addication à l’alcool. Avec beaucoup de gentillesse, l’un d’elle me dit qu’elle connaît quelqu’un qui joue du saxophone. Une autre femme assise en face me dit « Je connais quelqu’un qui a un piano, mais il est tout désaccordé. C’est un pleyel. Il est beau mais y a du boulot ! » dit-elle en finissant sa phrase par un rire mélangé de toux grasse. Je ne sais quoi répondre. Je m’apprête donc à les remercier et à les saluer mais l’une d’elle reprend. « Mais, y a un piano à la médiathèque de l’Hermeland ! Peut y aller qui veut. Peut-être même que c’est gratuit ? ». Bien qu’un peu déçu de n’avoir pu trouver un contact direct chez l’habitant, je remercie chaleureusement ses dames après avoir pris des renseignements sur l’accessibilité en bus et reprends mon chemin vers la station de tramway de la place Mendes-France. Je réalise que j’ai beaucoup marché depuis ce matin. J’ai mal aux jambes.
Il est 13h30. On perçoit que les gens se préparent à retourner au travail, et les quais du tramway se remplissent. Alors que je cherche le point du départ du bus à prendre pour se rendre à la médiathèque, un vieil homme me dévisage, assis sur un banc et adossé à la vitre pare-vent du quai de tramway.
– « ça va ? tu vas bien ? » me dit-il en me tendant la main. Il a le visage d’un vieux sage berbère. Les yeux marrons voilés par la cataracte, le crâne largement dégarni, le cheveux ondulés et grisonnants .Le bleu soutenu de son imperméable ne fait que renforcer mon impression de tomber sur un authentique touareg en plein désert. Son visage est vraiment beau. Son sourire est éblouissant comme ceux qu’on voit sur les photos du magazine GEO.
– « Oui et toi… euh pardon vous… on se connaît ? » dis-je interloqué et en lui donnant ma poignée de main.
– » Je t’ai vu tout à l’heure. »
– « Où » ?
– « Dans la rue plus loin, tu marchais. »
– « En fait, je suis musicien-compositeur et je cherche à rencontrer une personne qui a piano dans le quartier. »
– « Comme ça tu rencontres des gens. C’est bien ça, d’aller vers l’inconnu. On a besoin de gens comme toi. C’est ça le problème aujourd’hui. »
Je me sens nu.
– « Vous connaissez quelqu’un qui a un piano dans le quartier ? » repris-je.
– « Non. Mais je vais me renseigner. Il doit y avoir des gens ici, des vieux ou des vieilles qui ont un piano » dit-il en riant. Dis-moi, je m’excuse de demander ça mais tu n’aurais pas un euro ? »
– « Euh, si si » et de fouiller dans ma poche. » Tenez voilà deux euros », la seule pièce de monnaie qui me restait.
– « Merci. Tu peux me donner ton téléphone ».
Perplexe, je lui écris mon pseudo POL et mon numéro de téléphone sur un feuille trop grande de mon calpin, la sépare du bloc et la lui remet.
– « Vous vous appelez comment ? » demandais-je.
– « Mahddeb. »
– « Pardon, comment ? » demandais-je à nouveau pour noter sur mon calpin.
– « M A H D D E B » reprit-il.
– « OK. Je voudrais aller à la médiathèque Hermeland. On m’a dit qu’il y a un piano là-bas. »
– « Tu prends le 25 vers Commerce de l’autre côté du quai. »
– « Merci beaucoup Mahddeb. Je vous souhaite une très bonne journée »
– « Toi aussi » lança-t-il en me serrant généreusement la main. Son sourire est éblouissant.
Je contourne le banc abrité sur lequel il était assis pour rejoindre le bord du quai puis traverser la voie, laissant l’homme assis dans mon dos. En quelques secondes, je réalise l’instant unique que je viens de vivre. Suspendu. Surréaliste. Je me retourne ; l’homme a disparu, comme dans les films fantastiques au moment où le jeune héros perdu rencontre un esprit bénéfique. Je suis ému et je résiste contre la tentation de mon mental de polluer la beauté de cet instant. Si ça se trouve ce n’est qu’un vieil homme malin qui connaît assez bien la nature humaine pour obtenir quelques euros. L’émotion qui me submerge repousse cette idée. Peu importe s’il ne me rappelle pas. J’ai trouvé ce moment magique.
Je m’assois quelques minutes sur un banc en attendant le n°25. Je change à l’arrêt Chataîgners pour prendre le 56 comme l’a conseillé le chauffeur de bus. Quelques minutes plus tard j’arrive au terminus Hermeland.
La médiathèque n’ouvre qu’à 14h et il est 13h45. Le parc de la Bégraisière, tout proche, m’offfre un petite balade. J’y déambule en admirant les vieilles pierres restaurées et les trompes-l’oeil qui habillent les volets des vieilles bâtissent restaurées. J’ai mal aux jambes et malgré la présence de nombreux bancs ombragés, je n’ai pas envie de m’asseoir.
A 14h, j’entre dans la médiathèque. Un homme à l’accueil m’oriente vers la zone Discothèque. La jeune femme assise au bureau d’enregistrement des prêts de disques répond très gentiment par l’affirmative à ma demande de jouer sur le piano situé tout prêt dans le coin salon d’écoute. Elle coupe la musique d’ambiance qui meublait l’espace. Je m’installe.
C’est un piano droit en bois clair. Sa coupe est rustre, de style robuste et franchement peu stylisée. Le bois me paraît vulgaire au point de le confondre avec un motif FORMICA. J’ouvre le piano et lit en lettre doré la marque PETRO.
J’installe l’appareil photo à l’angle du clavier et active le bouton de prise de vue.
Les premières notes me coupent le souffle. j’effleure le clavier et il se dégage un son aussi puissant que doux. Un frisson me parcourt. Je suis embarqué par un thème inconnu jusqu’alors. Je ne contrôle plus rien. Je suis aspiré. J’ai envie de pleurer. Cinq minutes d’envolée fantastique. Pas une fausse note, comme si mes doigts étaient attirés par les touches à jouer. C’est le piano qui joue de moi. Le plaisir est immense alors que je n’ai pas touché un piano acoustique depuis des mois. L’harmonie m’envahit puis doucement s’efface par une conclusion mélodique qui suspend le temps.
Je suis émerveillé et j’ai la gorge nouée. Je retarde le moment de lâcher la pédale de sustain qui maintient la dernière note, comme pour prolonger un peu cet instant unique, ce plaisir rare.
Un silence marque le temps et l’espace de cette grande pièce très lumineuse structurée par des grands allées de bacs de disques. Ce temps suspendu me semble long et particulièrement bon. Mon bras s’avance alors doucement vers l’appareil photo pour stopper l’enregistrement vidéo. Je tourne l’appareil photo pour visualiser l’écran. « MERDE ! J’étais en mode photo. ça n’a pas enregistré ! » dis-je doucement. La déception s’efface tout de suite de mon esprit. Je suis tellement heureux d’avoir vécu cela que je m’en satisfais sur le champ.
Je me retourne sur le tabouret de piano et réalise que plusieurs personnes se sont rapprochées et m’ont écouté. Je reprends place immédiatement un peu gêné de ne pas avoir perçu cette approche. J’ai envie d’être seul et même de partir mais je me reprends. Les gens se sont rapprochés. Je dois jouer encore. Je me remets au clavier.
Même si j’improvise, les thèmes sont moins originaux que le tout premier vécu auparavant. Le piano résistera même à mon glissando et je dois même renoncer à le jouer ainsi pour adapter le thème autrement. Ce que je joue n’est pas disharmonieux mais moins inspiré, je le sens. Au bout de quatre morceaux je m’arrête et m’apprête à ranger mes affaires pour partir mais je sens un regard intense dans mon dos. Une femme châtain clair, assise dans un fauteuil noir me regarde profondément et dit avec enthousiasme : « Vous composez chez les gens alors ? ». Elle a du discuter avec la jeune femme responsable des disques. Nous échangeons quelques minutes. Elle a un piano acoustique chez elle. Elle souhaite m’accueillir en résidence chez elle. Elle joue aussi du piano mais dit qu’improviser « c’est ça, c’est très dur pour moi ». Je murmure « Il faut simplement oser » en contenant difficilement mon émotion. En fermant doucement le piano, je relis la marque PETRO… et réalise soudain qu’il s’agissait d’un PETROF dépossédé de son F doré. J’ai mal aux jambes.